On s'entend souvent dire qu'il faut sortir de sa zone de confort pour être soudain plus créatif et inspiré.
C'est vrai.
Il y a quelques semaines, un de mes collègues, Samuel, passionné de jeux vidéo et lui-même game designer, m'a prêté le livre L'Art du game design, de Jesse Schell.
Bien écrit, drôle, inspirant, ce pavé se dévore.
Je ne joue pas aux jeux vidéo, et le sujet ne m'intéresse que de loin. Mais j'ai été très étonnée de voir le nombre de points communs qui existent entre game design et web design.
Ce livre m'a littéralement passionnée : par bien des aspects, l'auteur offre un point de vue original et motivant sur le design en général, et sur le game design en particulier.
Je partage avec vous les points qui m'ont le plus inspirée, en les transposant au web design, mon domaine de prédilection !
On ne devient un grand concepteur que par la pratique
L'auteur commence par rappeler que ce n'est pas en lisant un livre sur le game design qu'on devient game designer. (Hashtag ironie.)
De la même façon, il n'existe qu'une seule méthode pour devenir web designer : concevoir des sites web ! Et, si possible, concevoir des sites web dont les utilisateurs raffolent.
J'ai trouvé cet éloge de la praxis franchement salvateur.
On me demande souvent comment devenir web designer ou intégrateur, les livres qu'il faudrait lire à cet effet, etc. – comme s'il existait une formule magique qui permette de le devenir du jour au lendemain !
Or, le savoir naît de la pratique : quelqu'un d'érudit qui ne pratique plus assez devient rapidement dépassé par l'évolution de la technologie.
A contrario, un·e autodidacte ne peut ignorer indéfiniment les grands principes et bonnes pratiques que ses aînés ont mis en exergue, même si c'est la pratique qui va d'abord l'obséder.
Quel que soit votre niveau, d'autres personnes que vous ont déjà rencontré les problèmes que vous rencontrez. Inspirez-vous des solutions qu'ils ont trouvées avant vous.
Avoir la tête dans le guidon tout le temps, et ne pas prendre le recul nécessaire sur sa pratique, à l'aide de conférences, de rencontres, de lectures, empêche d'avoir une bonne vision d'ensemble du métier.
Pour résumer : designez et codez, les amis. Expérimentez, trompez-vous, réessayez, trompez-vous encore.1 Ne rechignez jamais à mettre les mains dans le cambouis.
Puis prenez cinq minutes pour décoller le nez de la vitre, et faites infuser un peu de théorie dans votre pratique. C'est comme ça que vous deviendrez un·e meilleur·e designer (ou intégrateur).
Avoir confiance en soi
Un autre point qui m'a marquée quand j'ai lu L'Art du game design, c'est l'importance que donne l'auteur à la confiance en soi.
Le design est une affaire de prise de décisions, et ces décisions doivent être prise avec confiance.
C'est pourquoi vous devez avant tout construire votre confiance en vous, car avoir confiance en vous est primordial dans tout métier de conception.
Tout cela est bien gentil. Sauf que :
- En tant que novice, on se dit souvent qu'on ne peut pas concevoir de jeu ou de site web, parce qu'on ne l'a jamais fait.
- Quand on a un peu d'expérience, on se dit qu'on n'a pas suffisamment de talent, et que nos précédentes réussites n'étaient peut-être finalement dûes qu'à la chance.
- Et quand on est senior, on pense souvent que le monde a changé, et qu'on n'est peut-être plus à la page !
En somme, quelle que soit l'étape où vous en êtes dans votre développement professionnel, sachez qu'avoir des doutes est naturel, mais qu'il vous faut absolument les surmonter.
C'est vos efforts répétés et le courage que vous insufflera votre passion pour le design qui vous permettront d'améliorer vos créations.
Enfin, Jesse Schell partage cette idée que je trouve à la fois totalement juste et totalement terrorisante : Si vous n’échouez pas, c’est probablement que vous ne faites pas assez d’efforts, et si vous ne faites pas assez d’efforts, c’est que vous n’êtes pas un vrai game designer.
Créer une expérience
Quel est le rôle d'un game designer ? Cela paraît évident : un game designer conçoit des jeux vidéo.
Or, ce n'est pas tout à fait exact. Un game designer ne se soucie pas des jeux vidéo. Les jeux vidéo représentent juste un médium : s'il n'y a personne pour les utiliser, ces jeux deviennent juste des lignes de code sans intérêt.
En matière de web design, c'est la même chose : les sites web n'ont d'intérêt que si les utilisateurs en ont l'usage.
Quelle est donc la magie qui opère à ce moment-là ?
En jouant à un jeu vidéo, en visitant un site, on doit vivre une expérience. Et c'est cette expérience qui importe réellement au concepteur. Sans elle, le site – ou le jeu vidéo – n'est rien !
Le site web n'est pas l'expérience. Il permet juste de la créer. Le site web que vous avez conçu ne créera d'expérience que si quelqu'un l'utilise. Sans elle, votre site n'est rien.
En tant que web designers, nous devons donc concevoir des sites web qui provoquent des expériences à la fois merveilleuses, convaincantes et mémorables, en nous appuyant notamment sur l'amusement, la surprise ou encore la curiosité.
Si, dès la phase de conception, quelque chose vous semble compliqué, difficile à utiliser, capillotracté, la probabilité est grande pour que les utilisateurs de votre jeu ou de votre site rencontrent des difficultés encore plus grandes.
Même si vous êtes hyper confiant·e et que ce que vous avez conçu vous semble limpide, faites tester votre jeu ou votre site par des utilisateurs lambda, juste pour vérifier qu'ils arrivent bien à utiliser ce que vous avez conçu.
Inutile de dire qu'on a souvent des surprises…
Un thème fédérateur pour les gouverner tous
Un autre point qui m'a énormément parlé, dans ce livre, c'est le concept du thème fédérateur : un jeu vidéo doit permettre d'atteindre un objectif, un seul. Et tout, dans le jeu, doit converger vers cet objectif ultime.
Si un détail de l'histoire ne colle pas avec cette finalité, ce détail doit être supprimé.
Cela fonctionne aussi pour le web design : un site web a toujours un objectif principal. Tous les choix que vous allez faire en tant que web designer sur ce site doivent converger vers cet objectif.
Tout gadget, toute fioriture, qui n'irait pas dans le même sens que le thème fédérateur devra être supprimé, au risque de perturber la compréhension des utilisateurs mais aussi l'image de marque portée par votre design.
À vous de repérer les opportunités qui s'offrent à vous pour renforcer votre thème de façon intelligente et inattendue.
Les meilleurs thèmes sont ceux qui résonnent dans l'esprit des joueurs et des utilisateurs, ceux qui les touchent profondément. (Ici, en matière de web design, j'aurai, j'espère, l'occasion de reparler de design émotionnel et d'authenticité sur le web.)
Designer, un métier à la croisée des chemins
Enfin, Jesse Schell rappelle que le métier de designer est un métier qui requiert des compétences diverses : arts plastiques, ingéniérie, communication, business, anthropologie, management, psychologie, sémiologie, mais aussi la capacité de prendre la parole en public2, entre autres.
Bien sûr, la liste n'est pas exhaustive.
Et, bien sûr, il n'est pas possible pour une seule personne de maîtriser toutes ces compétences sur le bout des doigts.
Mais plus le spectre de vos compétences sera large, plus votre culture générale sera étendue, et mieux vous serez équipé·e pour être designer.
C'est pourquoi la qualité première d'un·e designer est l'ouverture d'esprit. Outre les arts graphiques, la typographie et les publications spécialisées, intéressez-vous à tout le reste.
Multipliez vos sources d'inspiration et osez partir à l'inconnu.
Mettez le nez dehors. Lisez des journaux ou des livres qui n'ont rien à voir avec votre secteur d'activité. Arpentez les musées et les expos, observez les gens autour de vous dans les lieux publics, prenez des photos des curiosités environnementales, et, surtout, notez tout ce qui vous passe par la tête.
Ayez la curiosité d'absorber ce qui vous est étranger pour colmater votre culture générale, et tirez partout de cet extraordinaire source d'inspiration.
Cela vous permettra de mieux maîtriser les références visuelles et codes graphiques de vos futurs clients, et, surtout, d'éviter les poncifs. Il n'y a rien de pire que de refaire ce que tout le monde a déjà fait.
Par ailleurs, sachez écouter, même si écouter autrui, c'est prendre le risque de voir ses convictions ébranlées, d'entendre quelque chose qui ne nous fait pas plaisir, ou d'être contredit.
Abordez chaque chose comme le ferait un enfant, sans parti pris, sans préjugés, en observant tout, et en écoutant.
S'intéresser à ce qu'on ne connaît pas, c'est s'intéresser aux autres ; or, de l'altruisme, de la capacité d'adaptation, il en faut, car être designer, c'est mettre ses compétences spécifiques au service des autres et des messages qu'ils cherchent à faire passer.
Pour conclure
L'Art du game design de Jesse Schell est moins un livre dédié à la création de jeux vidéo qu'un livre consacré à la création de grands concepts, sujet qui intéressera les designers de tout poil.
Bon sens, narration, travail en équipe, innovation : autant de thèmes abordés par l'auteur, qui m'ont permis d'aborder le web design avec du recul, via un autre angle d'approche.
J'aime ces disciplines connexes qui se nourrissent les unes les autres.
En empruntant le cheminement intellectuel et en découvrant la réflexion créative d'un autre type de designer que celui auquel on est habitué, on se surprend à mieux théoriser sa propre discipline, et à trouver les mots justes pour qualifier ce que l'on fait au quotidien.
De même, j'adore découvrir l'« identité secrète » des personnes avec qui je travaille. Le premier jour où j'ai fait sa connaissance, Samuel m'a tout de suite fait tester le tout dernier jeu vidéo qu'il avait créé, ce qui a donné naissance à des échanges très enrichissants (pour moi en tout cas !).
Ce type d'« identité secrète » nourrit le travail de chacun d'entre nous, et donc le mien, et donc le vôtre, par ricochet.
C'est un cercle vertueux d'inspirations et d'influences : preuve supplémentaire qu'il est toujours bénéfique de parler et de partager nos coups de cœur, nos lectures, les sujets sur lesquels on cogite à un moment donné avec des esprits complices.
Rien ne vaut l'émulation collective pour déchaîner sa créativité.
Maintenant que je vous ai vanté les mérites de ce livre génial qu'est L'Art du game design, je dois vous avouer un truc : hélas, l'édition française est épuisée au format papier (elle est d'ailleurs vendu à prix d'or par les marchands du temple – boycott !).
Cette édition reste toutefois disponible en livre numérique. La version anglaise quant à elle est toujours disponible.
Sur ce, il est temps d'éteindre votre ordinateur et de partir à la découverte de quelque chose d'inconnu. Partagez ensuite ce que ça vous aura appris d'une façon ou d'une autre sous forme de dessin, de photo, de prise de notes, de billet de blog… :)
- Je pastiche ici cette citation de Beckett que j'adore :
Ever tried. Ever failed. No matter. Try Again. Fail again. Fail better.
↩ - Ce dernier point est par ailleurs développé par Mike Monteiro dans son article 13 Ways Designers Screw Up Client Presentations. ↩
21 janvier 2015
Il m'a été prêté aussi par un ami qui avait sa boite de jeux mobiles, mais je n'ai pas encore eu le temps de le lire. Ton article m'a motivé a jeter un oeil ce soir ;)
23 janvier 2015
Héhé, c'est cool ! Ce livre est vraiment super inspirant. J'ai pris des tonnes de notes, ça a été dur de trier parmi elles pour rédiger mon billet :-P
21 janvier 2015
Bonjour Marie,
Pour moi, chaque nouvelle lecture d'un billet sur ton blog est une nouvelle expérience qui me fait grandir.
Donc, même si tu as pu faire des erreurs pour en arriver là où tu en es aujourd'hui, pour moi ton blog est une vrai réussite. Aussi bien pour le design que pour son contenu.
Tu m'as également donné envie de lire ce livre. Je ne suis pas designer, mais je travail avec des designers. Il m'arrive de faire des choix ou des recommandations sur le design. J’essaie également d'aiguiller les designer dans leur travail. L'accessibilité numérique a un impacte qui n'est pas négligeable sur le design. Ce livre me permettra certainement d'enrichir encore ma culture.
Merci encore Marie de nous faire partager tes expériences.
23 janvier 2015
Merci pour ton commentaire, Régis ! Je suis sincèrement ravie si mes billets te refilent la lecturite aiguë ! :-)
22 janvier 2015
Salut Marie,
Merci pour l'article qui m'a également donné envie de lire ce livre.
En tant qu'amateur de jeux-vidéo, je puise déjà pas mal d'inspiration dans cet univers et c'est une source intarissable, mais je n'avais pas fait le parallèle entre le métier de game designer et webdesigner.
Ton premier et deuxième paragraphe sont intimement liés, à mon avis. La pratique est le meilleur moyen de progresser dans la réalisation de bonnes interfaces (pour le webdesign, mais cela s'applique à tout). Il est toujours bon de tester un concept car sinon... Bah il reste à l'état de concept. Et tu peux penser aussi fort que tu veux qu'il est bon, il n'y a que toi qui en est persuadé.
Cependant je pense que la confiance en soi est plus une question de caractère. Certaines personnes vont suivre le schéma que tu décris, toujours se remettre en question pour progresser en apprenant de leurs expériences et d'autres sont toujours persuadés d'avoir raison dès lors qu'elles ont un semblant d'expérience et cela ne va pas en s'arrangeant.
J'avais vu un excellent graphique avec une courbe en arc de cercle (je ne me souviens pas où) qui symbolisait que le moment où l'on a le plus confiance en soi est le moment où l'on est initié à une pratique car on pense avoir passé le plus difficile de l'apprentissage, mais que les experts se rendent plus facilement compte de leurs lacunes à cause de leur expérience justement.
Un thème fédérateur pour les gouverner tous
Ce paragraphe m'a beaucoup parlé aussi, car même si cela semble du bon sens, je crois que j'ai tendance à beaucoup m'éparpiller quand un projet dure un peu trop longtemps. J'aime m'amuser en travaillant, tester de nouvelles choses mais peut-être parfois au détriment de mon objectif d'homogénéité et de compréhension de l'utilisateur. C'est une bonne piqûre de rappel.
Ayez la curiosité d'absorber ce qui vous est étranger
Pour moi, c'est la morale de ton article. :)
Au début j'ai lu 'aborder', car c'est ce qu'il faut faire avant d'absorber et souvent on reste dans les sentiers qu'on connait.
Bonne continuation !
ps : Joue à plus de jeux Marie ! ;)
23 janvier 2015
Salut vous !
Tu as tout à fait raison ! Aborder puis absorber, y aller à tâton, ne pas bousculer mais se bousculer soi un peu quand même. Je te dis, ce bouquin est top !
J'aimerais bien, mais j'ai pas l'temps ! :-P
23 janvier 2015
Encore un petit bijou de billet ! Ce livre a l'air passionnant.
Merci pour la référence. :-*
23 janvier 2015
Je t'en prie, cher ami ! ♥︎
9 février 2015
La chance que tu as eu de pouvoir lire ce livre devenu introuvable :) .
J'aurai aimé pouvoir me l'offrir, les prix affichés en ce moment sont assez repoussant.
Merci beaucoup pour ton retour qui me fait m'en mordre encore plus les doigts. Bonne continuation.
17 février 2015
Merci Randy !
14 février 2015
Hello,
Je suis étudiant en L2 Info et je cherche désespérément à acheter l'art du game design de Schell en français. Mon niveau d'anglais ne me permet pas de le lire en version originale.
Connaîtriez-vous quelqu'un qui pourrait me le vendre ?
Merci pour toute réponse, positive ou négative
17 février 2015
Pas d'autres pistes que celle évoquée dans mon billet ; cependant, dans la mesure où la seconde édition du livre en V.O vient de sortir, il n'est pas déconnant de penser que la traduction française sera elle aussi bientôt mise à jour ;-)