Il y a quelques jours, j'ai assisté à une conférence absolument géniale.
Elle s’intitulait « Image de soi sur le net et les réseaux sociaux », et était donnée par Dominique Cardon, éminent sociologue français.
J'ai appris beaucoup de choses pendant cette conférence : non seulement elle a fait écho à mes études en socio, mais elle a surtout alimenté mes réflexions en matière de design de soi, me donnant de nouvelles pistes à explorer et pas mal de références solides à potasser.
Je pense qu'elle peut vous intéresser également, car elle offre des explications rationnelles aux usages et aux phénomènes qu'on observe et que l'on vit au quotidien sur le web.
Ainsi, ce qui suit est la retranscription de cette conférence.
Edit du 17 mars 2016 : l'enregistrement audio est en ligne !
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De la photo Myspace au selfie
Lorsque les réseaux sociaux ont fait leur apparition, il y a eu comme un vent de panique causé par la masse d’informations personnelles qui déferlaient d’un coup sur Internet.
Depuis, certes, on continue d’y prendre des risques, il y a des souffrances, des incompréhensions et des accrocs, mais globalement le système s'est autorégulé en matière d'auto-exposition en ligne.
À l’époque, ce qu’on appelait « la photo Myspace » désignait une photo de soi prise avec un angle un peu surélevé par rapport à son visage, centrale dans la figuration de soi. On a vu ainsi apparaître ces formes d’expression d’identité photographiques, prises principalement devant un miroir, car à l’époque les téléphones ne proposaient pas encore d’appareil photo permettant de faire des autoportraits.
Un des usages importants de la photographie aujourd’hui, c’est se prendre en photo soi-même, surtout chez les jeunes.
C’est une façon de se regarder et de se montrer aux autres. Sur ces premiers autoportraits numériques, on voyait quasiment toujours le bras de la personne qui se photographiait elle-même.
Ce bras permettait de prendre de la distance vis-à-vis de soi-même, c’était une mise à distance entre soi et soi. C'est d'autant plus important que le partage de photographies personnelles est au cœur des usages observés sur les réseaux sociaux.
Sur cette question de la distance de soi à soi, citons encore le « selfie stick », que les technologues ont imaginé, et qui vient dire à chacun que, pour se prendre en photo soi-même, il vaut mieux prendre un peu de distance.
Le design de la visibilité
Dominique Cardon a ensuite présenté les résultats d’une enquête sociologique consacrée aux réseaux sociaux et à la construction identitaire de soi.
Se montrer
Notre société est une société dans laquelle on se montre, mais également un lieu où se cacher est devenue une vraie valeur. C’est une société de l’exposition de soi : cela ne veut pas dire révéler toute sa vie, mais marquer sa marque d’individu dans la société.
Les gens veulent se montrer, mais ils veulent aussi se protéger. Les deux tendances vont ensemble, aussi opposées soient-elles en apparence. On a d'ailleurs jamais autant parlé de confidentialité et de droit à l'oubli qu’aujourd’hui. Peut-être que le bras, cette distance de soi par rapport à soi, est au cœur de la réponse à ce dilemme.
Identités multiples ?
Dans les sociétés qui s’individualisent, les personne veulent exister au delà des catégories d’appartenance dans lesquelles elles sont enfermées d'office. Donc il faut se distinguer, avoir les identités les plus plurielles possible, avoir une sorte de signature de l’individu, qu’on peut exposer à un moment ou à un autre.
Est-on pour autant devenus schizophrènes ? Non. En fait, chacun d’entre nous possède plusieurs facettes ; on construit différemment la représentation de nous que nous offrons aux autres en fonction des situations.
Théâtralisation des interactions
Erving Goffman, éminent sociologue américain, a donné une définition intéressante de l’identité dans son ouvrage La mise en scène de la vie quotidienne. Selon lui, le monde social est un théâtre, et chaque interaction une mise en scène.
Quand je m’adresse à un collègue, à ma compagne, à mes enfants ou à un inconnu, la personne avec laquelle je suis en interaction modifie ma prestance : quelque chose de mon identité a bougé à cause de cette interaction.
L’identité, ce n’est pas, comme le disent les psychiatres, quelque chose d’authentique au plus profond de nous-même : pour Goffman, l’identité se trouve à la surface de notre corps, de notre peau.
C’est le lieu de la socialisation du quotidien, qui contribue à notre identité par les retours que les autres font sur nous. Notre identité serait ainsi la somme agrégée de toutes nos interactions avec les autres.
Êtres à facettes
Le numérique est venu encourager l’idée que nous avons des facettes multiples. Il est le support d’une intensification incroyable de ces facettes, et contribue de façon importante à pousser l’individualisme contemporain.
Pour être reconnu par les autres, on cherche à dépasser les identités que la société nous a données par destin, par statut ou par naissance : genre, situation matrimoniale, etc. Cet état civil qui nous définit a priori durablement (encore que pour le genre, c’est moins vrai). En réalité, nous refusons d’être simplement associé à une catégorie que nous n’avons pas forcément choisie.
Non, ce qui nous définit, c'est ce que nous faisons : aimer, produire, créer, manifester des centres d’intérêt. Sur le web règne une logique d’autoproduction, selon laquelle l’individu doit dépasser sa situation identiaire initiale.
Ainsi, on engage des actions, on se crée des avatars ; cette prolifération d’engagement participatif signifie que mon identité en ligne dépasse mon identité statutaire, elle touche ce que je fais.
Dans le monde de l’entreprise, c’est un peu pareil : on retrouve la notion de compétences, que l'individu doit prouver ses compétences, quel qu’il soit et quelles que soient ses origines.
On donne d’ordinaire une définition assez réaliste de l’individu : quand on doit décrire quelqu’un, on va évoquer en premier sa façon d'être au quotidien, ce qu’il fait, comment il s’habille, sa façon de se tenir.
Mais il y a aussi l’idée qu’on pourrait être quelque chose de différent que ce qu’on montre à nos proches : c’est une manière de se projeter soi-même vers un désir, un devenir possible du sujet dans la dynamique du web.
Désir de transformation de soi
Ça peut être très transformateur : se faire passer pour un garçon alors qu’on est une fille, ou pour une fille quand on est un garçon, ou brouiller encore davantage les limites du genre ; s’affirmer à travers la passion de la musique, ou de ses engagements politiques ; tout cela constitue un tunnel d’engagement qui aide les individus à projeter leur identité.
À l’expression « identité virtuelle », Dominique Cardon préfère parler d’« identité potentielle » : c'est l’image de moi que j’aimerais bien que les autres se fassent de moi. Ça ne veut pas dire mentir, ni construire artificiellement une personnalité qui n’est pas la sienne ; on pousse simplement les potentiomètres. C’est un phénomène que l’on observe particulièrement sur les sites de rencontres.
Les réseaux sociaux cristallisent un désir de transformation de soi : l’identitée projetée est envoyée vers le futur comme un devenir possible du sujet, plus beau, plus souriant, plus joyeux… L’idée est de devenir toujours plus que ce qu’on est déjà.
Aussi, on envoie vers les autres une représentation de nous qui n’est pas tout à fait nous, mais dans la sincérité de ce désir de projection, il y a quand même quelque chose qu’il faut entendre.
Visibilité plastique
Les travaux de André Gunthert sur l’image dans les réseaux sociaux mettent à jour une image qui se construit en relation avec les autres. Considérer que l’image de soi sur le net et les réseaux sociaux est narcissique est faux, car on se construit toujours par rapport aux autres.
La différence, c’est que sur les réseaux sociaux, la nature du public qui nous voit n’est pas constituée de la même façon. L’idée qu’on puisse voir sans être vu, et qu’on puisse être vu sans savoir par qui, dénote quelque chose de fondamentalement relationnel dans l’image de soi.
L’image de profil sur Facebook est la photo la plus vue d’un profil. Des études ont été faites, et démontrent que si la photo n’a obtenu aucun like au bout d’une heure, l’utilisateur va systématiquement la changer. En effet, on est en attente de la reconnaissance des autres ; si cette reconnaissance ne vient pas, c’est que ce n'est pas une bonne photo de profil.
On peut d’ailleurs classer les réseaux sociaux selon l’importance qu’ils accordent chacun au profil de l’utilisateur :
- Les réseaux « en clair obscur » : ce sont les réseaux de petite envergure pour l’individu (Facebook aujourd'hui, Skyblog jadis). La visibilité de ce qu’on y publie est en effet restreinte : on se montre, on raconte sa vie, on partage beaucoup de photos, de choses très quotidiennes, relativement personnelles, mais le propre de ces plateformes c’est de partager quelque chose avec des gens qu’on connaît dans la vraie vie. Même si de temps en temps on discute avec étrangers, normalement les gens qui sont vos amis sur Facebook sont aussi vos amis dans la vie, ou tout du moins des amis de vos amis. Les gens avec qui vous discutez réellement sur ces réseaux sociaux représentent un nombre infime par rapport au nombre total de vos amis ; ce sont en général des gens avec qui vous avez interagi récemment dans la vraie vie.
Un réseau en clair obscur est donc un réseau dense de gens qui nous connaissent et auprès desquels on produit un nombre de signaux inscrits dans le quotidien. On veut être vu des gens qui nous connaissent mais pas des autres. Usages actuels: les pages et profils sont fermés, on vérifie soigneusement si la personne connaît quelqu’un qui fait déjà partie de nos amis. Il y a davantage de suspicion sur ce type de réseaux.
Se cacher, c'est très important, c'est même au cœur de l’expérience : il s’agit de s’exposer, oui, mais pas devant tout le monde. Pour les jeunes, il s’agit de ne pas être vu des profs et des parents. Lorsque ceux-ci sont arrivés sur Facebook, les jeunes sont partis sur Snapchat. - Les réseaux sociaux par centre d’intérêt : l’expérience ici, ce n’est pas être dans un petit monde fermé. Dans ce type de communautés, il s’agit de se montrer non pas dans le récit quotidien (école, travail, famille…) mais montrer quelque chose de soi qui est un centre d’intérêt que des inconnus partagent avec nous. Ce n’est pas la même sociabilité. Ce sont des réseaux beaucoup plus grands que les réseaux en clair-obscur comme Facebook.
Sur ce type de réseaux, la vie quotidienne de chacun n’intéresse pas grand monde. Le récit de soi s’articule autour de la chose qui nous a réunis, et celle-ci doit être visible et faire œuvre pour que l’individu se fasse reconnaître au sein de cette communauté. Pinterest, Instagram, Flickr : ce sont des collectifs où l’identité montrée est sensiblement différente.
Pudeur/impudeur
On ne s’expose pas de la même façon selon public qui regarde. Dominique Cardon a présenté une étude qui a eu pour objectif de démontrer si les gens sont aussi naïfs sur les réseaux sociaux qu’on le prétend par rapport à leur droit à l’image et à leur intimité, s’ils ne se rendent effectivement pas compte de ce qu’ils publient.
L’étude a consisté à montrer quatre photos à des utilisateurs, et à leur demander lesquelles ils publieraient sur leur propre profil. Il y a eu 15 000 réponses en ligne à cette étude.
Il est apparu que les gens étaient plutôt dans la retenue. Les photos les moins sollicitées montraient la tristesse, la mélancolie, bref des émotions jugées négatives pour l'individu.
Est-ce qu’on montre la tristesse en ligne ? A priori non : sur le web, il semble que cela soit tabou. C’est quelque chose qui ne se dit pas, qui ne se montre pas, car jugé trop dévalorisant.
Stéréotypes
Cette enquête a révélé des styles et des différences sociologiques très forts dans manière de se montrer. La façon de se présenter soi répond à des stéréotypes forts :
- Exposition standard/traditionnelle : elle est apparue dans les années 60/70, réunissant photos de vacances, de famille, de mariage… Les grands évènements de la vie sociale sont capturés et sont destinés à être exposés aux autres. Parallèle à faire avec le salon haussmannien, où la famille met en décor son bonheur conjugal et familial à travers de nombreuses photographies exposées. Aujourd’hui, ce type d’exposition traditionnelle sur le web concerne plutôt des femmes de profil cadre supérieur, plutôt conservatrices, toujours d’après l’enquête.
- Exposition de l’impudeur corporelle : il s’agit ici d’insister sur la provocation, le corps, ce qui se passe dans la chambre à coucher. Lors de l’enquête, ce type d’exposition était toujours le fait de garçons d’origine populaire.
- Exposition du cool / culture de l’exhibitionnisme : l’individu se montre dans des situations extrêmes, forcées. La photo doit forcer un trait de la personnalité : on est plus heureux qu’heureux, plus théâtral que théâtral, plus criant que criant. Cette culture de l’exhibitionnisme tend à se généraliser à l’image de soi. Mais cela n'a rien à voir avec la sexualité. Là on montre qu’on est ivre par exemple, mais avec des amis. On montre qu’on a une vie intense, pleine d’amis, bref qu’on mène l’archétype de la vie cool.
- Exposition trash.
Cette enquête a révélé quelques conclusions intéressantes concernant l’image de soi sur le web et les réseaux sociaux :
- Les femmes seraient plus pudiques que les hommes sur le web et les réseaux sociaux ;
- Il n’y a pas de corrélation entre impudeur et fréquence d’usage, plutôt avec le nombre d’amis ;
- L’exposition de soi en ligne est une stratégie sociale qui n’est ni aléatoire, ni incontrôlée, ni déterminée par l’outil. Ce n’est pas qu’on ne se rend pas compte de ce qu’on fait et de ses conséquences : on s’en rend compte, mais on s’en sert pour construire son individualité.
- L’exposition de soi en ligne permet un contrôle réflexif et stratégique de son image en fonction de ce qu’on attend du réseau social concerné.
Si on veut augmenter son nombre d’amis au-delà des chiffres habituels, il y a quelque chose dans l’individu qui le pousse à raconter plus, à montrer plus, notamment des selfies de soi. Les pratiques d’exposition de soi plus avancées que la normale répondent toujours à une dynamique de conquête relationnelle.
Pourquoi s’expose-t-on ?
On s’expose parce qu’on attend de la reconnaissance des autres.
Notre réseau est égocentré : le moi au centre, en périphérie les proches, ensuite les fréquentations, c'est à dire des gens qu’on voit fréquemment mais qu’on on n’est pas obligé d’aimer : on peut voir tous les jours un collègue qu’on déteste ; a contrario quand on réfléchit à qui est notre meilleur·e ami·e, il peut s’agir de quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis des années. L’affect n’est donc pas lié à la régularité des interactions sociales.
Au-delà de ces fréquentations, on trouve relations contextuelles, ajoutées à notre réseau parce qu’on les rencontre dans un contexte et un seul seulement.
À partir de ce réseau social : si on poste un statut qui concerne notre corps, ce seront plutôt nos proches qui vont se sentir autorisés à commenter, a contrario de sujets plus universels et divers qui peuvent concerner davantage de monde et donner ainsi naissance à des interactions potentiellement plus enrichissantes.
Petites et grandes conversations
Ce que permettent les réseaux sociaux, c’est la respiration de l’identité. On y publie des énoncés qui vont autoriser la prise de parole de nos proches, à travers ce que Dominique Cardon appelle « petite conversation » : un récit du quotidien, des moqueries, de l’humour…
Par opposition à une « grande conversation », qui est beaucoup plus ponctuelle, où des gens qui ne se connaissent pas forcément très bien commencent à échanger et à débattre entre eux.
Le réseau social permet une respiration que chacun incorpore : on se sent autorisé – ou pas – à commenter. C’est un système autorégulé où des gens qui pourraient commenter le font dans certaines situations, et vice versa.
La construction identitaire sur les réseaux sociaux a une capacité d’auto-organisation.
Démocratisation de la sociabilité des individus
Parfois, évidemment, des gens distants, dont on n’est pas proches, vont quand même lire des statuts qui concernent davantage notre cercle proche, et vont ainsi apprendre des choses privées sur nous, ce qui peut créer des soucis. Mais le sociologue s’intéressent plutôt aux moyennes, aux cas généraux, plutôt qu’aux cas à la marge.
Malgré ces risques, pourquoi les gens continuent-ils à raconter des choses personnelles à leurs 160 « amis » ? C’est parce que, parfois, une grande conversation peut apparaître. Et quand c’est le cas, on y répond car elle fait appel à notre curiosité. Elle peut avoir été lancée par quelqu’un qu'on connaît mal, mais avec qui on aimerait discuter, un ami d’une amie, etc.
Au lieu de cette conversation monotone très enclavante et enfermante avec des gens qu’on connaît par cœur, il y a quelque chose qui transperce dans ces interactions à plus grande échelle.
C’est une forme de démocratisation possible de la sociabilité des individus : plus nombreux, plus diversifiés socialement, géographiquement… En particulier pour les gens d’origine populaire, qui ont l’habitude de relations très territorialisées, et qui ont peu de portes ouvertes : les réseaux sociaux permettent parfois d’assister à des transformations sociales.
- Désingularisation : ne parler que de soi, de son contexte personnel, ça ne va pas forcément intéresser beaucoup de monde au-delà de ceux qui me connaissent déjà et m’apprécient. Donc, un aspect important dans ce travail d’exposition de soi sur le net et les réseau sociaux, c’est de se désingulariser et de se projeter dans d’autres contenus que soi sur le web, quel que soit le sujet.
- Décontextualisation : je ne parle pas simplement de mon propre point de vue, de ma propre subjectivité. Pour produire des énoncés publics, il faut une mise à distance de soi (le bras du selfie devient ici le bras du débat), et ne pas forcément être tout le temps dans la moquerie, que comprennent nos proches mais pas tout le monde (humour excluant).
Ainsi, on a d’une part les petites conversations entre proches, les conversation familières, désinhibées, contextualisée, qui contiennent beaucoup d’implicite, et d’autre part une prise de parole publique, qui oblige à prendre de la distance avec soi-même, un peu comme quand je prends la parole à l’antenne de RTL et que plein d’inconnus m’écoutent.
À ces deux types d’échanges, le web apporte d'autres catégories, un peu étranges et originales :
- La conversation privée/publique : le personnel en clair obscur a aussi des coulisses, un espace de l’individu plus intime, plus secret. Penser qu’on raconte toute sa vie sur Facebook serait se tromper. Majoritairement, les statuts qui y sont publiés sont positifs. Ils concernent des moments où on cherche à figurer une image positive de soi de façon très forte.
À noter : des sociologues ont analysé les usages de Foursquare, et ont mis en lumière qu’on indique toujours se trouver dans des endroits « hype », comme un pub branché, une boîte de nuit, mais jamais qu’on est au lavomatic ou au Monoprix du coin. Cette sélection des endroits où l’on déclare publiquement s’être trouvé est déjà une forme d’exhibitionnisme du cool.
On montre autant qu'on cache. On a dit beaucoup, sans doute beaucoup trop, mais on ne dit pas tout. On va passer dans un espace plus privé (email, Messenger) pour lâcher certaines informations. Snapchat a été fait pour ça, pour jouer dans cet espace-là. - L’expressivité diffuse : il s’agit de commenter des choses publiques, de façon très familière. C’est une forme de libération des subjectivités. Autrefois, pour parler publiquement, il fallait prendre bcp de distance, être neutre… Aujourd'hui sur les réseaux sociaux, on peut dire n’importe quoi sur n’importe qui, avec une mise en forme ironique, moqueuse, agressive même, notamment à l’égard de personnalités publiques.
- Le récit personnel distancé, la voix off : c’est faire des récits personnels mais mis à distance. Ce qu’on apprend à faire avec le numérique, c’est se raconter soi-même avec distance. Les conventions narratives sont des mises à distance de soi.
Au début de Facebook, on ne pouvait publier de statut qu’avec le verbe « être » superposé à notre nom (« Jean Dupont est : »). Et puis rapidement, ils ont supprimé ça pour permettre de faire des récits différents. Mais ça forçait quand même l'individu à parler de lui à la troisième personne du singulier.
Lorsqu’on se prend soi-même comme objet réflexif, on essaye d’inscrire son individualité dans des formes existantes. Je suis moi-même un objet singulier qui s’auto-raconte, mais pour me raconter j’utilise un véhicule qui est une référence culturelle qui va parler aux gens qui me suivent (dynamique de la viralité). Produire avec soi-même des formes de l’industrie culturelle, musicale, afin de produire un récit de soi qui est transportable au-delà du réseau de mes amis, car il va être reconnaissable par d’autres.
Éloge de l’anodin
Le quotidien des réseaux sociaux, c’est le banal, la petite discussion, la tchatche, les moqueries… D’une certaine manière, c’est à l’image du sel de nos vies sociales. Les réseaux sociaux montrent des formes de sociabilité qu’on ne voyait pas auparavant : des bavardages, des blagues entre copains, les discussions autour d’une clope ou d’un café au travail… Les réseaux sociaux mettent l’ordinaire en visibilité.
La téléréalité a préfiguré des cadres stérotypiques de déploiement de la construction de l’individu, dont se servent beaucoup les jeunes dans leurs propres mécanismes identificatoires. Le curseur a été poussé sur la vie privée.
Même si on emprunte des formes créées par d’autres, le souci de se particulariser au sein d’un groupe est très présent.
Une identité sous surveillance
Il serait bien naïf de penser que tout cela se passe sans heurt. Un de ces heurts, c’est la question de la surveillance. Qui surveille ? Que savent-ils sur nous ?
On a longtemps pensé que seul l’Etat ou l’entreprise nous surveillaient. Mais aujourd’hui, il s’agit aussi d’une surveillance interpersonnelle, entre amants, amis, membres d’une même famille, connaissances… Les risques d’accrocs et les enjeux pour la réputation personnelle sont grands. C’est un débat très compliqué.
La plupart du temps, les problèmes qui concernent la surveillance interpersonnelle sur les réseaux sociaux sont liés au fait que les gens vont extraire une information d’un contexte relationnel auquel ils n’appartiennent pas.
C’est par exemple les parents qui surveillent leurs enfants, ou les professeurs qui surveillent leurs élèves ; c'est le futur employeur qui va regarder la page personnelle d’un futur salarié et en tirer des conclusions professionnelles.
Le problème consiste à prélever une information et la changer de contexte. On a l’impression de ne pas être en public quand on est dans le clair obscur.
Si, après l’obtention de mon diplôme, je fais la fête avec mes amis, c'est normal de vouloir immortaliser ça avec une photo sur Facebook. Le fait qu’un employeur vienne prélever cette photo de fête pour me discréditer professionnellement, c'est déplacer cette photo d'un contexte à un autre, et c'est ça qui peut me desservir.
danah michele boyd est une chercheuse américaine en sciences humaines et sociales, et elle a théorisé un principe très intéressant : alors que l’on essaye d'éduquer les gens pour les responsabiliser et les sensibiliser aux conséquences futures de leurs publications, il faudrait aussi éduquer ceux qui regardent.
Le web produit en effet des contenus vaguement publics mais qui ne me sont pas forcément destinés. Ces contenus sont publiés à l’égard du réseau de l’individu qui les publie, réseau dont je ne fais pas forcément partie.
Je ne suis donc pas en mesure de comprendre l’implicite qui y agit, en conséquence de quoi je ne devrais donc pas m’en mêler.
Contrôle du décontrôle
Comment donc se montrer tout en gardant le contrôle ? Quelle est cette distance entre l’individu qui s’expose mais met à distance le regardant ?
Norbert Elias est l’auteur d’un ouvrage de sociologie historique majeur, La dynamique de l’Occident. Il y explique comment sont apparues les formes de contention de soi : l’hygiène, la politesse, le tact… À partir de quand on a commencé à mettre de la distance entre les corps, comment sont apparues les normes de civilité et de retenue. Il montre que c'est l’État et la cour qui vont imposer ces conventions.
Elias a ensuite été relu par le sociologue néérlandais Cas Wouters : logiquement, selon Elias, on devrait être de plus en plus pudiques au fur et à mesure que l’Histoire avance. Mais Wouters demande : que s’est-il passé pour que s’exposer autant aujourd’hui soit entré dans les mœurs ?
La cour royale puis la bourgeoisie ont inventé une seconde nature destinée à limiter les effets sauvages de la première nature (désinhibée, liée au corpps, aux humeurs ; une nature familière).
La bourgeoisie, pour se séparer des classes populaires, va donc inventer l’hygiène, la mise à distance et les civilités. C’est donc elle qui a créé la « seconde nature », qu’on s’impose de l’extérieur pour normaliser des comportements intérieurs.
On crée un surmoi qui nous fait faire attention à ce qu’on dit ; on retient des gestes et des paroles qui ne s'expriment pas en public.
À partir du moment où on se voit comme une société d’egos, et plus comme une société de classes ou de rangs, on va pouvoir minorer le sentiment de supériorité de classe. C’est le contrôle du décontrôle : une « troisième nature » s’invente pour retrouver la première nature, le naturel, l’authentique, le spontané.
Cette troisième nature répond à l’idée qu’un individu ne doit pas rester dans son costume de salarié fordiste. Or, être authentique et naturel est une nouvelle manière de se contrôler.
Au début, on utilisait des instruments de torture pour asservir la forme que l’individu allait projeter de soi. Par exemple, le corset : il servait à contraindre les corps débordants, pour créer une silhouette distincte de la silhouette populaire.
Mais progressivement, on a inventé une nouvelle façon de contraindre le corps de l’intérieur, grâce à des normes d’auto-contrôle : je dois être maigre, avoir une belle silhouette, faire du sport, faire attention à ce que je mange… Cette contrainte externe est devenue une contrainte interne, une norme sociétale intégrée.
En somme, les réseaux sociaux sont le reflet de nos sociabilités, ils les exarcerbent mais ne les modifient pas.
Conclusion
J'espère que cette retranscription vous aura intéressés.
Vous pouvez également découvrir l'autre conférence que Dominique Cardon a donnée à BlendWebMix 2015 : L'analyse sociologique des algorithmes du Web : pour quoi faire ?.
Quant à moi, je traverse une phase un peu délicate où se mélangent l'envie de partager et l'envie de tout cloisonner. J'ai malgré tout plusieurs billets sur le feu, que j'écris depuis longtemps et qui ne demandent qu'à éclore, comme les premières fleurs du printemps.
Kenavo !
16 mars 2016
J'ai lu cette retranscription à plusieurs reprises, et les sujets abordés me fascinaient tellement que j'ai décidé d'y dédier une partie de ma pause de midi en la digérant par des notes dans un de mes carnets. Ce texte me parle, car il me donne des pistes de réflexions sur le rôle que ma propre exposition sur Internet a dans la construction de mon identité, un sujet qui me tient beaucoup à cœur et dont on a déjà discuté toi et moi.
Aussi, je tenais à te remercier à nouveau pour ce partage : le podcast (qui, je viens de voir, a été mis en ligne) est hélas long, et je ne pense pas que j'aurais pris le temps de l'écouter de façon attentive et autant répétée que la lecture de ta transcription. Je serais ainsi passée à côté d'idées enrichissantes pour nourrir ma réflexion (cette dernière est encore très bourgeonnante, d'où le fait que je n'aborde pas le fond du sujet dans mon commentaire).
Seule la dernière partie m'a parue floue et confuse, j'ai du mal à comprendre la place des réseaux sociaux dans cette notion de "contrôle du décontrôle" qui m'est difficile à appréhender. Je vais écouter la fin du podcast pour voir si je comprends mieux :)
18 mars 2016
Merci Eli d'avoir eu le courage de tout lire plusieurs fois (MER IL EST FOU), et de m'avoir donné ton avis.
Oooh oui ! Pareil que toi, j'ai trouvé cette conf vraiment éclairante. Y'a deux points qui m'ont particulièrement parlé :
Pour la dernière partie que j'ai mal retranscrite : désolée, je commençais à fatiguer !
J'ai compris que le « contrôle du décontrôle », c'est la propension actuelle à vouloir retrouver notre « première nature », c'est à dire le naturel, l’authentique, le spontané (ce qui est un mythe, car rien n'est naturel avec l'humain, tout est construit socio-culturellement).
Seulement, en avoir conscience, choisir de renouer avec ces racines soit-disant naturelles, cette authenticité fantasmée, c'est déjà une forme de contrôle de soi. On fait certains choix consciemment pour correspondre à de nouvelles normes qu'on s'impose individuellement, quel que soit le prétexte (par ex., renouer avec « la simplicité »).
19 mars 2016
Hello !
Il faudra que je prenne le temps de relire ton billet, puisque quasiment chaque phrase appelle à réflexion ! Mais je voulais te remercier d'avoir pris le temps d'effectuer cette retranscription qui a dû te demander beaucoup de boulot. C'est vraiment sympa ! Tes articles sont toujours très enrichissants. Merci !
20 mars 2016
Merci Nathalie ! :)
24 mars 2016
Grand merci pour cette retranscription, très "nourrissante". :)
24 mars 2016
Chose promise, chose due :)
26 mars 2016
Mais quel boulot... Merci et effectivement très intéressant !
Mon mail art est sur le bureau prêt à être posté...ça fait des semaines.Patiente
28 mars 2016
Il n'y a absolument aucune urgence, Cicia. Prends ton temps !
12 février 2019
Cet excellent article mériterait d'être liké sur twitter mais comment faire ? aucun lien pour liker ?
1 avril 2019
Bonjour Alexis,
En effet j’ai choisi de ne pas afficher de boutons de partage sur les réseaux sociaux, pour différentes raisons.
Mais tu peux partager ce billet en copiant son adresse et en la collant dans un tweet ou un statut à ta convenance par exemple. Merci à toi !