En 2012, Vincent Valentin et moi avions présenté un atelier à Paris Web, consacré aux grilles macro-typographiques adaptées au web design.
Vincent est un passionné de typographie ; il a même lancé, il y a peu, TypoChef, un compte Twitter aux petits oignons (dont le branding est signé STPo – oui, le monde est petit).
Un matin, au boulot, j’ai eu la surprise de découvrir sur mon bureau un petit livre blanc, que Vincent avait posé là à mon intention : ce livre, c’était Le détail en typographie, de Jost Hochuli.
Je vous en propose une petite chronique aujourd’hui. :)
Le livre
Publié initialement en 1987 en sept langues, Le détail en typographie a été réédité en 2010 dans une nouvelle traduction française, revue et augmentée.
Prenant le contre-pied des ouvrages généralistes dédiés à la typographie, Le détail en typographie s’adresse clairement à un public initié à la chose typographique.
Le langage est technique – soutenu, même ; mais les démonstrations sont succinctes et les exemples particulièrement pédagogiques, même si vos connaissances typo sont un peu rouillées.
Vous ne connaissez peut-être pas l’auteur, Jost Hochuli : c’est un typographe suisse internationalement reconnu pour son travail particulièrement inventif dans le domaine du design de livre.
Il a écrit plusieurs livres suite à celui-ci, dont L’Art du livre en Suisse (1993), Designing Books (1996) et Jost Hochuli: Printed Matter, Mostly Books (2002), une monographie consacrée à son travail.
Niveau design, Le détail en typographie est un petit format : fin, court, soigné – j’oserais même dire mignon –, il fait une soixantaine de page, et se lit rapidement.
C’est le genre de livre si pointu et si bien écrit qu'on a envie de prendre note de chaque phrase.
Macro- et microtypographie
Avant de continuer, un petit rappel sans doute utile :
- La macrotypographie désigne l’agencement de l’espace typographique et la mise en page : le format de l’imprimé, la taille et la disposition des colonnes de texte et des illustrations, la hiérarchisation des titres et des légendes.
- La microtypographie quant à elle désigne la lettre, l’interlettrage, le mot, l’espace, la ligne et l’interlignage, ainsi que la colonne. L’auteur aborde chacun de ces éléments avec une précision chirurgicale, après avoir rappelé les bases du processus de lecture.
Macro- et microtypographie n’appartenant pas au champ de la « création » généralement admis, ces deux disciplines sont volontiers négligées par les graphistes et les typographes.
Si Le détail en typographie s’attache à une analyse formelle de la typographie, l’intention de l’auteur n’est pas de parler d’« esthétique » au sens d’une liberté artistique individuelle ou d’un goût personnel, mais bien de nous aider à prendre en compte les différents aspects visuels qui vont permettre une réception optimale du texte à composer.
Tout ce qui relève de la forme doit être au service des questions de lisibilité.
Ainsi, l’aspect formel du détail typographique doit échappe, par nature, à toute préférence personnelle.
Cette affirmation, que d’aucuns peuvent juger un peu brute, témoigne de la volonté de l’auteur de nous inviter à considérer le détail typographique sous un aspect purement formel – non pas scientifique, car la typographie n’est pas une science, pas plus qu’elle n’est un art : elle est, simplement, un outil, qui requiert une utilisation précise et une expérience solidement éprouvée.
La lettre
Un bon caractère typographique, intemporel, ne peut guère être défini objectivement. Mais il doit posséder des qualités évidentes :
- Sa familiarité : les yeux du lecteur ne doivent pas être « retenus » par des formes inhabituelles. Chaque lettre doit se distinguer clairement des autres.
- Ses proportions : les capitales et les bas de casses doivent être bien proportionnés.
- Le bon rapport de graisse et de corps entre les bas de casses et les capitales. Celles-ci doivent être à peine plus petites que les ascendantes des bas de casse, pour ne pas perturber l’unité d’ensemble.
Par ailleurs, l’auteur revient sur les réalités optiques à prendre en compte pendant la conception d’une lettre. C’est un passage que j’ai trouvé en tout point fascinant, et qui m’a aidée à comprendre pourquoi certaines de mes compositions typographiques passées étaient déséquilibrées.
Par exemple, à hauteur égale, cercle et triangle paraissent plus petit que le rectangle. Pour qu’ils apparaissent de la même hauteur, la pointe du triangle et les arrondis (du sommet et de la base) du cercle doivent déborder légèrement, au-dessus de la ligne de tête, et en dessous de la ligne de pied1.
Cela peut paraître compliqué a priori : par chance, le livre contient des figures très intéressantes qui permettent de saisir le sens du texte, il est vrai assez technique.
Enfin, l’auteur rappelle que les caractères sont soumis à des contraintes différentes en fonction de la longueur du texte qu’ils composent. Si vous mettez en page un roman, vous n’allez pas utiliser les lettres de la même façon que si vous concevez une affiche publicitaire.
De même, un caractère jugé difficile à lire dans un contexte donné peut, dans un autre, être l’outil idéal pour accrocher l’œil du lecteur, le provoquer, le choquer, même – ceci afin de l’inciter à accorder une attention particulière à une information précise contenu dans le texte.
(Je vous l’ai dit, ce livre est passionnant.)
Le mot
Quelques remarques sur le mot.
Jost Huchuli délivre une analyse brillante de l’utilisation idéale des hauts et des bas de casse.
Je remarque souvent l’attachement à l’utilisation systématique des capitales (hauts de casse), par exemple pour les titres.
Là où la hauteur d’x, les ascendantes et descendantes des lettres minuscules permettent de différencier les mots par des contours caractéristiques, des accents, le point du i, la hauteur particulière du t et les contours propres à chaque lettre, un texte composé uniquement en lettres capitales ne forme que des rectangles allongés.
Un texte composé entièrement en lettres capitales est donc plus difficile à lire, et nécessite une surface de composition suffisamment vaste.
L’auteur continue sa démonstration en parlant des interlettrages souvent insuffisants, rendant là encore la lecture plus ardue, en évoquant les caractères particuliers nécessitant un traitement à part.
Réactualiser les fontes historiques ?
Il y a dans ce livre un passage qui m’a particulièrement intéressée, qui concerne la réactualisation des fontes historiques, telles que Bodoni, Garamond, Baskerville, etc.
S’adressant aux typographes souhaitant redessiner ces fontes désormais passées à la postérité, Jost Hochuli rappelle que tout dépend de la version de la fonte d’origine qui est utilisée comme modèle par le typographe contemporain.
En effet, les copies actuelles présentent d’évidentes ressemblances avec ces fontes anciennes, mais s'en distinguent par certains détails, ainsi que par les variantes de graisse.
On apprend ainsi que les caractères historiques comme le Bembo, redessinés à l’époque pour le système de composition mécanique Monotype, ont pu subir de fâcheuses déformations lors de leur numérisation ou de leur conversion pour les techniques de composition et de composition sur écran.
Ainsi, méfiez-vous des fontes gratuites, en particulier celles auxquelles il manque des caractères, celles qui n’ont qu’une seule graisse, ou encore celles que l’on trouve sur des sites du genre Dafont. Gratuité ≠ qualité.
Méfiez-vous également des transformations web des polices TrueType (faux italique, faux gras).
J’avais écrit un article approfondi sur font-face et ces problématiques-là, qui est encore d'actualité : Optimiser le rendu de @font-face : tout un programme !
Conclusion
Il est appréciable que, dès l’introduction, Jost Hochuli rappelle que son livre n’est pas « un catéchisme infaillible », et en appelle à l’intelligence des concepteurs créatifs – nous ! – pour savoir répondre, typographiquement, aux questions soulevées par un contexte donné.
Il conclut sur la même note, d’ailleurs : ce n’est pas le caractère seul qui connote un texte, mais bien la conception typographique dans son ensemble.
Il s’agit de créer une « atmosphère typographique » à l’aide des caractères, de trouver le ton juste, propre à l’ensemble de la composition.
Le choix d’un caractère typographie est donc déterminant pour l’interprétation d’un texte et de son contenu. Il est toutefois permis de l’interpréter de différentes façons, mais sans le déformer, en en respectant l’esprit.
Au quotidien, nous autres, designers web, prenons rarement le temps de soigner la microtypographie dans les règles de l’art. Ne nous y trompons pas, c'est souvent par manque de temps.
La microtypo mériterait pourtant un traitement dédié, renforçant par là l’efficacité du message que nous sommes chargés de transmettre.
Une typographie maîtrisée raconte déjà quelque chose en tant que telle.
Si nous apportions un soin plus grand à la typographie des interfaces que nous concevons, cela nous permettrait sans doute d'avoir la main plus légère sur les textures, photos, icônes, et autres décorations de la page – non pas à cause de l'actuel culte voué au minimalisme, mais dans un souci d’efficience et de concision.
Ce petit livre est une ôde au souci du détail, à l’argumentation robuste et à l’amour des caractères. Victime de son succès, il est désormais épuisé, mais sera réédité cette année. D'ici là, peut-être qu'un·e collègue féru·e de typo acceptera de vous le prêter. :wink:
Le livre a été réédité à l'automne 2015. Vite, vite, commandez-le !
- Voir aussi l’article Mécanique des polices de caractères, 1. ↩
24 avril 2015
Excellent retour de lecture, et excellente promotion pour ce livre et la typographie dans ses détails.
La lecture de ce livre va peut-être vous pousser à améliorer la typographie de votre site :) ?
Car même si je comprends tout à fait le partie pris graphique de "la machine à écrire sur fond papier quadrillé", que cela donne un caractère intéressant à votre blog ; une font monospace ou "à chasse fixe" comme le courier en corps 14 devient nuisible à l'engagement du lecteur dans un texte long et détaillé comme celui-ci.
24 avril 2015
Salut Thomas !
Merci pour ton (on se tutoie, non ?) commentaire !
Oui, même si je n'ai pas attendu la lecture de ce livre pour me rendre compte qu'une police monospace était peu compatible avec les tartines de texte que je suis habituée à écrire.
Une refonte de mon blog est dans les tuyaux… Maintenant, combien de temps cela va me prendre, l'histoire tend à démontrer que ce n'est pas demain la veille ! ^.^ #embarras
Note que mon flux RSS est intégral, donc si tu t'abonnes à mon blog par RSS, tu trouveras peut-être plus agréable de lire mes billets dans ton agrégateur préféré qu'ici.
Mais je note ta doléance :) Merci pour ton retour !
25 avril 2015
Intéressante note de lecture que tu nous proposés là, je ne connaissais pas du tout :)
Même sans être un expert comme Vincent sur ce sujet, j'apprécie beaucoup ces petits détails qui n'en sont pas : c'est tellement agréable avec.
Tu as une idée d'où je pourrais le trouver, ce livre m'intéresse beaucoup !
29 avril 2015
Cool Nico, contente que ma chronique t'ait donné envie de lire le livre.
Actuellement il est introuvable, mais l'éditeur a annoncé une réédition.
Leur dernière news annonce une sortie a priori pour le mois de juin, mais tu peux t'abonner au flux RSS de l'éditeur, les Éditions B42, pour savoir quand il sort exactement.
30 avril 2015
Merci beaucoup :)
27 avril 2015
Article tout aussi intéressant que le livre semble l'être. Moi qui ne suis pas de vos métiers "graphiques", je n'ai maintenant qu'une envie : le lire ! Il est vrai que je suis très curieuse !
Cet article m'appelle une autre remarque : pour les néophytes, il est toujours difficile d'apprécier une typographie. "Ce ne sont que des lettres !"
Ce n'est que récemment que j'ai appris que les typographies étaient payantes, et il m'a fallu encore un certain temps pour comprendre "pourquoi" ! Pour cette méticulosité là, justement. On ne se rend pas compte du temps que demande la création d'une police !
29 avril 2015
Salut Joh !
Merci pour ton commentaire ! Je désespérais que ce billet ne trouve son public, alors que le sujet me semble fascinant (mais bon, je comprends que la microtypo soit un sujet un peu pointu, et qu'il ne passionne pas la foule).
Pour le coup, je pense que ce livre n'est pas utile qu'aux graphistes et autres manipulateurs d'images, vu qu'il concerne le texte qu'on écrit chaque jour. Comme tu écris beaucoup toi aussi, cela ne peut que t'intéresser et t'aider à perfectionner ta microtypo.
Oui, c'est un travail de longue haleine (auquel d'ailleurs j'aimerais bien me frotter un de ces quatre ^^).
Pour ce qui est du prix des choses graphiques et artistiques, il n'est pas rare que les œuvres de l'esprit soient considérées comme, sinon gratuites, du moins utilisables de facto, sans autorisation par exemple.
C'est un sujet qui me tient à cœur, et dont je reparlerai bientôt sur mon blog, je pense.